39

La nuit dernière, une voix m’a chuchoté à l’oreille : « Ça n’existe pas, une voix qui chuchote dans la nuit ! »

Haidar Ansari

Contes Soufis, Idries Shah

 

La porte était là. Elle n’était pas visible, mais vibrante. Un soleil radieux déposait une lumière ambrée et une chaleur douce sur le sommet chauve du mont Pibe. Des névés donnaient des allures de pies aux pentes des montagnes environnantes et déjà habillées d’ombre.

Selim, leur guide, avait réveillé Jemma et Luc avant le lever du jour. Ils avaient quitté la maison de Hissan encore endormie et s’étaient mis en chemin dans le labyrinthe des ruelles de la ville, puis ils s’étaient engagés dans les lacets pierreux qui s’envolaient vers les massifs. Ils avaient marché une grande partie du jour, s’arrêtant pour manger des beignets et boire à une source d’eau fraîche dans un endroit désert que Selim appelait le campement. Jemma ne se ressentait pratiquement plus des coups assenés la veille par les passants soudain hystériques. Les onguents du docteur avaient accompli des miracles. L’intervention de Selim les avait sauvés d’une mort certaine. Elle ne s’était pas révoltée devant l’imminence de sa mort. Sa vie n’était qu’une vibration parmi d’autres, éphémère elle aussi, destinée à disparaître, à reparaître sous une autre forme dans les champs de matière.

Selim avait ensuite hésité, avouant qu’il n’était jamais allé plus loin que le campement. Mais il leur avait suffi de se laisser guider par le chant, qu’ils entendaient tous les trois, et ils avaient emprunté un chemin de crête qui les avait menés face à la porte. Le vent, pourtant violent en bas, s’était calmé tout à coup, comme respectueux du silence paisible qui régnait sur le sommet.

Jemma s’assit sur une pierre ronde et ferma les yeux. Elle sentit grossir en elle une forme qu’elle reconnut instantanément, une forme qu’elle n’avait cessé de porter en elle malgré l’absence, malgré la séparation. Luc avait eu raison hier soir : ils étaient arrivés au bout de leur voyage, de ce voyage. Les rayons du soleil pénétraient en elle et la gorgeaient de bien-être.

La forme grandit encore jusqu’à ce qu’elle sorte d’elle. Elle rouvrit les yeux. Manon se tenait devant elle. Exactement comme dans ses souvenirs. Mêmes vêtements, mêmes yeux, mêmes cheveux. Manon, comme si elle avait quitté la maison quelques minutes plus tôt, comme si elle revenait de l’école. Jemma tendit la main pour la toucher, elle s’aperçut qu’une distance infinie la séparait de sa fille.

« Je suis très loin et très proche de toi, maman, comme je l’ai toujours été. »

Avait-elle entendu sa voix ? Avait-elle parlé en elle ? Jemma lança un regard par-dessus son épaule et vit que Luc et Selim étaient restés immergés dans leurs propres pensées.

« Je suis fière de toi, reprit Manon. Tu es la seule mère qui ait parcouru le chemin, la seule qui ait trouvé la porte.

— C’est grâce à Luc, répondit Jemma. C’est lui qui m’a convaincue d’entreprendre le voyage. »

Manon fixa un moment Luc.

« J’aurais bien aimé avoir un père comme lui.

— Tu le connais ?

— Je connais tout le monde et personne depuis toujours. Nous sommes tous liés les uns aux autres, nous sommes tous uniques, nous avons tous nos secrets.

— Je voulais m’assurer que tout allait bien pour toi, mais j’ai su que c’était inutile bien avant de te revoir.

— Il n’y a pas de but, seulement des chemins.

— Pourquoi Damas ? La porte ne peut pas s’ouvrir n’importe où ?

— Si, mais il faut un chemin. C’est la seule façon de se débarrasser de ses habitudes, de ses jugements, de ses souvenirs, de ses certitudes. Beaucoup entendent l’appel, tous en vérité, mais ils sont bien peu nombreux à parcourir un chemin.

— Tu as mis combien de temps à venir jusqu’ici ?

— Des jours, des semaines peut-être. J’ai entendu l’appel en pleine nuit et je l’ai suivi, sans aucune hésitation. Il était plus beau que tout ce que j’avais entendu. Plus je marchais, et moins je sentais la fatigue. J’ai traversé des montagnes, des villes, des déserts, et même un bras de mer, puis je suis arrivé ici, j’ai rencontré Selim, j’ai parlé un moment avec lui et je suis montée vers la porte.

— Tu n’as jamais eu de… regrets ?

— Tu connais la réponse à cette question.

— Que faites-vous de l’autre côté ?

— Nous jouissons de chaque instant donné par la vie. Nous n’avons pas d’autre projet.

— Pourquoi vous êtes-vous retirés de ce monde ?

— Nous ne nous sommes pas retirés, nous avons seulement changé de plan, de fréquence. Nous évoluons toujours sur la même trame que les autres hommes, que toi, maman.

— Je pourrais aller vous rejoindre ?

— Bien sûr. Mais tu ne le souhaites pas vraiment. Tu as encore besoin de mener des expériences sur ton monde. Je sais qu’au fond de toi, tu désires un nouvel enfant. »

La vitesse et la précision avec laquelle Manon lisait en elle étonnèrent et bouleversèrent Jemma.

« Ma vie ne sera plus jamais la même en tout cas.

— Elle changera à chaque seconde, dit Manon.

— Est-ce que nous nous reverrons ?

— Pour quoi faire ?

— Eh bien, pour la simple joie de te revoir. Pour réchauffer mon cœur de mère.

— Tu le disais tout à l’heure : tu as toi-même constaté que c’était inutile. Je ne t’ai jamais quittée, maman. Et je ne te quitterai jamais. L’amour n’est pas un sentiment qu’on marchande, c’est un état, une intelligence en action, la merveilleuse intelligence de l’univers. »

Jemma sourit, et se rendit compte qu’elle pleurait.

« Je suis quand même contente de te voir. »

Manon lui rendit son sourire.

« Une dernière chose, reprit Jemma. Certains enfants ont affirmé à Selim que la porte allait bientôt se refermer. Est-ce vrai ? »

Manon fixa sa mère avec une soudaine intensité qui donna à ses yeux un éclat adamantin.

« Nous t’attendions pour la fermer, maman.

— Moi ? Pourquoi ?

— Pour que tu ailles témoigner. On ne te croira pas, on te maltraitera sans doute, mais grâce à toi, la légende perdurera, elle deviendra le mythe où sommeillera la vérité éternelle et cachée. Une nouvelle belle au bois dormant.

— Pourquoi doit-elle fermer ? insista Jemma.

— Parce quelle est éphémère, comme toute chose, qu’elle se représentera un jour sous une autre forme devant celles et ceux qui sauront la reconnaître.

— Et si je n’étais pas venue…

— Tu es venue.

— Et l’ancien monde ? Que va-t-il devenir ?

— Ce que vous déciderez.

— Il n’est donc pas condamné ? »

Manon éclata de rire.

« Une illusion ne peut pas être condamnée, puisqu’elle n’existe pas. »

À cet instant, Selim se leva et se dirigea droit vers la porte. La forme de Manon s’estompait déjà, comme une image s’effaçant d’un écran. Jemma lança le bras, essaya d’étreindre sa fille, n’embrassa que le vide. Selim fit encore quelques pas jusqu’à ce qu’il se fonde dans le paysage.

« Sois heureuse, maman.

— Je sais que tu l’es, ma fille. »

Manon s’évanouit, et sa forme reprit sa place à l’intérieur de Jemma. Le chant de la porte s’interrompit, les sifflements du vent enfin libéré commencèrent à dépecer le silence.

 

Jemma et Luc demeurèrent plusieurs jours dans l’ancien campement, se nourrissant des beignets laissés par Selim. Ils prirent le temps de se découvrir et de s’aimer dans la grotte qui avait jadis servi de refuge à l’armée des enfants. Ils se baignèrent dans l’eau glacée de la source et se réchauffèrent devant de grands feux de bois.

« Le Christ proposait à ses disciples de passer la porte du paradis, mais elle est plus étroite que le chas d’une aiguille, dit Luc. Les soldats du Christ Roi et les autres mouvements religieux tenteront par tous les moyens de nous empêcher de parler. Ils sont nettement plus gros que des chameaux ! Ils pressentaient depuis le début, ou ils savaient, ce que signifiait la disparition des enfants : l’absurdité de leur vision, leur propre extinction. Ils ne voulaient pas que quelqu’un découvre et proclame la vérité. Voilà pourquoi ils ont essayé de me réduire au silence. »

Enlacés devant les braises encore rougeoyantes, recouverts du manteau de Luc et de la parka de Jemma, ils contemplaient le ciel magnifique de Syrie.

« Quand repartons-nous ? demanda Jemma.

— Dès que nous serons prêts. Il y a encore pas mal de choses à voir dans le coin.

— Tu n’aurais pas eu envie de passer de l’autre côté ?

— Qui te dit que je ne l’ai pas déjà fait ? répondit Luc avec un petit sourire. Les portes sont multiples et changeantes.

— Pourquoi tu serais revenu ?

— Pour toi.

— Tu ne me connaissais pas.

— On se connaît depuis toujours. Mais il a fallu que je trouve ton adresse. »

Les éclats de leurs rires froissèrent le silence de la nuit.

 

Les Chemins de Damas
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